La station

À force, je vais penser que je fais une obsession sur ce bâtiment en bord de mer : il ne se passe pas une année sans que je le croque, le peins ou le photographie depuis 10-15 ans.
Peut-être parce qu'il se trouve dans un coin abandonné où j'aime à me promener, que c'est calme par là-bas et que peu de personnes susceptibles de me déranger s'aventurent dans cette zone aux heures où j'y passe généralement.
Pourtant le bâtiment n'a rien de spectaculaire ni de glorieux : c'est la station d'épuration du village, qui nettoie les eaux usées pour les balancer à plusieurs kilomètres du rivage.
Dois-je voir une symbolique sur la fonction essentielle de ce bâtiment qui me le fait dessiner et photographier sans cesse, une ode en sa gloire qui nous évite de finir ensevelis ?
Enfant, j'avais deux envies de métier pour quand je serai grand : à la grande hilarité de ma famille, je voulais être soit concierge, soit éboueur.
Mon esprit d'enfant devait déjà comprendre l'utilité suprême du deuxième métier, quand je voyais chaque matin les éboueurs qui passaient avec leur camion puant pour enlever les détritus, sans quoi nos rues seraient infestées et invivables. Certaines villes comme Marseille l'ont compris – au forceps et à leur dépens.
Concierge, car – selon les dires de mes parents – je trouvais que c'était facile et un travail de glandeur : je voyais le notre souvent assis sur un muret à discuter avec ses collègues de rue en buvant du thé. Certes il allait plusieurs fois par jours faire les courses pour chaque habitant, ramenait au point du jour le pain et le journal, faisait le ménage dans les parties communes, entre mille autres tâches.
Puis surtout il devait se lever à cinq heures du matin les jours d'hiver glacés – et à Ankara il faisait froid – pour allumer la chaudière à charbon qu'il fallait alimenter à la pelle : à l'époque les grandes villes de Turquie tournaient au charbon, et la cuvette qu'est la ville d'Ankara se retrouvait bien vite envahie d'un brouillard épais quand les chaudières tournaient à fond.
Un smog à faire pâlir Londres, on ne voyait pas à 10 mètres, un séjour en extérieur faisait sentir nos habits de cet odeur âcre de charbon brûlé qui ne partait qu'au lavage.
Pour nous écoliers, c'était une aubaine : pendant les périodes les plus polluées, le préfet ordonnait la fermeture des écoles pendant plusieurs jours – jusqu'à ce que ça se calme – et l'interdiction aux enfants de sortir de chez eux pour préserver leurs petits poumons.
Nous, on y voyait surtout une occasion pour gratter quelques jours de vacances et de glande.

 

All copyright of images / texts / photos Emre Orhun