· 

Peste Brune

L'internationale nazie est bien en route.

 

J'ai mis du temps à comprendre et à réaliser. Je pense que j'étais dans le déni alors qu'on en parlait partout autour, nombre de mes ami·es ressassaient la même rengaine : “attention, ce seront bientôt les fachos au pouvoir” me disaient-ils, “ils sont partout et ils se multiplient” me disaient-elles, et je hochais la tête et je repoussais l’information dans un coin de ma tête. Bien entendu que je le savais intérieurement mais je n'avais pas envie d'y croire. Je me disais “mais non, on les a vaincus les nazis, on a compris que c’était le mal de ne pas aimer son prochain, même s’il est étranger, même si elle est différente, et qu’à part quelques marginaux débiles qui vivent encore dans le rêve impossible de recréer un IV Reich, la grande masse est du bon côté, elle est pas si conne”. Je sais, je suis un peu naïf.

 

Puis il a eu ce salut de l’homme le plus riche du monde pendant l'investiture de l'homme considéré comme le plus puissant du monde, du moins le leader du pays le plus puissant du monde. Ceux et celles qui disent et pensent que ce geste n’était pas le salut jadis honni sont soit malhonnêtes, soit stupides, soit partisans : nous parlons d’un homme qui est un habitué de la communication envers le grand public via les grands médias, qui est entouré et coaché par des communicants, et de surcroît il ne cache pas son appui immodéré pour les formations d’extrême-droite.

Ça a été comme un électrochoc et ça m'a réveillé de ma torpeur, ça m’a sorti de ma flemmitude de celui qui ne veut pas voir le mal là où il est : j'ai soudainement pris conscience du basculement réel des pouvoirs en place. La fameuse extrême droitisation de la société mondiale est bien là sous nos yeux, pas même masquée ni dissimulée.

Et ça fait un moment que ça avance me direz vous, la “peste brune”. C’est bien trouvé ça, la peste, ça se répand très vite cette saloperie, on sait pas comment on l’attrape mais ça infeste chaque recoin de la société en un clin d’œil. Il y en a qui se font pas prier pour l’attraper faut croire, voire même qui s’avancent volontiers pour être inoculé·es, puis bon nombre ont assurément déjà une souche dormante en eux et elles, ça n’attend qu’une petite étincelle pour se réveiller.

 

Quand je suis arrivé en France dans les années 90, Lyon – pas vraiment connue pour être la ville la plus à gauche de l'Hexagone – avait pourtant déjà changé par rapport à la décennie précédente. Mes amis punks ou anciens punks me parlaient des époques d'avant où il ne faisait pas bon s'aventurer avec une crête et une veste en cuir avec un gros A peint dans le dos dans certains quartiers, où des bandes de skinheads sévissaient encore, se baladant en troupe guerrière à la recherche de petites trognes à écraser si leur pomme leur déplaisait. “Punk not dead”, mais à l’époque, peut-être que si, si on tombait au mauvais moment, au mauvais endroit, entre les mauvaises mains.

 

Le mieux, pour ces amis là, était de se faire discret et de raser les murs pour ne pas se faire remarquer par ces bandes. Ou de savoir courir vite. Un peu de jogging ne peut pas faire de mal. Comme on dit en Turquie, la masculinité, c'est 10% de combat et 90% de fuite.

Quand j’ai commencé à arpenter les rues de Lyon, ces bandes de vilains n'existaient plus vraiment, ou du moins ne s'affichaient plus d'une manière aussi ostentatoire : être skinhead, être d'extrême droite, c’était enfin devenu quelque chose qui n'était pas respectable ; on pourrait presque dire qu’à un certain point c’était “sale” d’être facho, on se montrait pas comme ça au grand jour, on murmurait tout bas qu’on aimait pas les Arabes et les Noirs mais qu’entre gens du même avis. Même s’il y avait tout de même un certain nombre de ces gens-là qui étaient du même avis. Voire même un nombre certain. La suite nous l'a bien prouvé.

Ces groupuscules n'ont pas disparu pour autant mais se sont juste fondus dans la société, prenant des apparences plus respectables et plus passe-partout, pour se laver de cette image de voyous brutaux et violents qui certes ne s’en prenaient principalement qu'à leurs cibles de choix -décocher blanc et bourgeois– mais qui n'en semaient pas moins la discorde dans les rues paisibles de Lyon. Ça faisait tâche dans une ville qui venait d’être classée patrimoine mondial de l’Unesco. Les rangers, le jean délavé, les bretelles, le crâne rasé et le perfecto ou le bombers avaient laissé la place à un look plus mainstream. Désormais, le skinhead se cachait sous le costume d'un jeune loup qui semblait sortir d'une école de commerce et qui avait un discours beaucoup plus distingué et policé, bien plus construit aussi, même si le fond en restait tout aussi nauséabond.

Il m'arrivait toutefois de croiser parfois des skinheads dont la couleur politique n'était pas toujours clairement affirmée ni affichée. On a en effet tendance à oublier que les premiers skinheads n'étaient absolument pas ce qu'ils sont devenus par la suite en arborant des couleurs d'extrême droite avec des discours antisémites et xénophobes.

Il y a le bon skin et le mauvais skin, le gentil et le méchant (oui ça commence à ressembler à un sketch des Inconnus et la référence dénote mon grand âge, aie).

Ceux qui s'intéressent à ce mouvement de jeunes prolos énervés savent qu'il est né à la base en scission avec le mouvement des mods. À la base, pas politisés, une partie de ces jeunes qui avaient plutôt une appétence pour la musique noire américaine et la musique jamaïcaine se sont fait récupérer par la droite thatchérienne qui a exploité leur misère et leurs frustrations. On se retrouve au final avec plusieurs mouvements contraires mais arborant peu ou prou les mêmes modes vestimentaires : on ne sait plus trop qui est qui sauf à quelques détails près, comme la couleur des lacets, les tatouages, les slogans affichés sur les blousons.

D’ailleurs on se rend compte que parfois eux-même ne savent plus trop où se situer – voir plus bas.

 

Dans les concerts de punk où j'allais avec mes ami·es dans les salles alternatives, crasseuses et enfumées de Lyon, à certaines soirées, la salle était divisée en deux, avec une moitié de punks et une moitié de skinheads : venant souvent des mêmes quartiers pauvres où ils ne pouvaient pas ne pas se croiser et en venaient à se battre parfois, ils se connaissait tous très bien, tout au moins de vue et de réputation. Un de mes bons amis punk, ouvrier anar d’ultra-gauche – alors que je m'étonnais qu'il fasse la bise à un autre ami que j'aurais plutôt classé du côté des skins fachos – m'a dit en rigolant : « tu sais, à force de se foutre sur la gueule, on a fini par devenir amis ».

Soit dit en passant vous aurez remarqué que j’ai parlé “d’ami skin facho” : on n’est pas une contradiction près, ni lui ni moi. Pour autant, pour lui, j’étais (je suis toujours), un Turc pas comme les autres, et donc par là même acceptable. Je ne suis pas vraiment basané (admirez mon teint blafard, ça se saurait si la lampe de ma table à dessin permettait de bronzer), je parlais le français sans accent et je buvais des coups en fumant des pétards comme ne le ferait pas un vrai de vrai de vrai musulman (même si je connais des vrais de vrais qui ne négligent pas de se rincer le gosier comme il faut – sans cas de conscience). Et puis mon ami skin il devait pas être si facho que ça, devais-je me dire, et que s'il lâchait au stade des “sale bougnole” au joueur qui avait marqué contre son équipe, c’était juste par colère, il le pensait pas vraiment. Ou juste un peu vite fait. Je l’aurai peut-être placé dans le centre-droit de l’échiquier, pas non plus complètement à droite somme toute : pas totalement contre les étrangers mais raciste par habitude, et certainement à travers ses fréquentations. Car par contre ses potes, eux, il n'y avait pas de doute sur leurs opinions. D’ailleurs ils me faisaient un peu peur quand ils me regardaient comme si j’étais une donnée superflue à rayer de leur vue en m’aplatissant de leurs poings (j'exagère, un peu, mais pas trop).

 

Les différents bords dans ces milieux alternatifs et extrêmes étaient tellement perméables qu'il n'était pas rare de voir certains de ces personnages migrer d'un côté à l'autre selon l'évolution de leurs croyances et de leurs idées. J'ai pu le constater de moi-même : j’avais un ami qui jouait dans un groupe de punk local et qui avait été jusqu'à se faire tatouer des dessins et des slogans antifascistes sur ses bras. Lors d’un de ces fameux concerts où on se partageait la fosse entre skins et punks, il avait failli en venir aux mains avec un de ces skins qui l’embêtait à cause de ses idéaux d’alors, probablement. À moins que ce ne fut déjà un avant-goût de ce qui allait arriver par la suite, une mise en scène de pugilat viril où on combat son double : on s’oppose et on se bat, mais au fond, toi et moi, on est pareils, même si on ne le sait pas encore, même si on ne se l’avoue pas tout à fait.

Quelques années plus tard, alors qu’il était parti habiter dans le sud avec sa femme et son futur môme, il est revenu un jour en disant qu'il s'était mis à écouter des groupes de musique nazi, imprégné de toute l’idéologie qui va avec. Et cela sans même en rougir ni en se questionnant sur son virage à 90 degrés. Il s’est mis à dire du mal des Arabes, alors que lui-même, fils de pied noir, on l’aurait bien confondu avec l’un d’eux. Probablement était-ce suite à des déceptions dans sa vie où il s'est fait marcher sur la gueule par un de ceux-ci, ou piquer son boulot par un de ceux-là, faut bien accuser quelqu’un. Toujours est-il qu’il n’était plus pareil, il n’a plus jamais été pareil.

Désormais quand on se croisait à des concerts, il était de l’autre côté, du côté des skins, et je le vois encore me regarder en coin d’une manière gênée, essayant d’oublier son passé que je connaissais, essayant d’oublier que jadis il me faisait la bise, espérant que ses potes au crâne rasé ne se soient pas aperçus qu’il n’avait pas eu l’affront de se dérober à mon salut quand je l’avais croisé, moi l’ennemi.

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0

© Emre Orhun